68.
Jean Colomben referma derrière lui la porte de son appartement, au dernier étage du plus vieil immeuble de la place Marco-Polo.
Le souffle court, il resta un moment appuyé contre le chambranle, dans l’obscurité, puis il alluma la lumière et traversa l’entrée. Ses pas grincèrent sur le parquet ancien. Il enleva son chapeau et le posa négligemment sur le tabouret à l’entrée du salon. Ses fins cheveux blancs se hérissaient en bataille sur son vieux crâne dégarni. Il ôta son manteau et le coucha par-dessus en soupirant.
Il se sentait tellement fatigué ! Fatigué et triste, accablé par cet immense sentiment d’échec, de solitude et d’impuissance. L’issue ne faisait plus aucun doute. Il allait bientôt mourir, tout simplement. Et avec lui le secret de Villard.
En tant que maître de la loge, il était l’unique membre de l’atelier à avoir vu les six pages. Et après de longues années, il avait fini par deviner en tout cas le mystère qu’elles renfermaient.
Il n’était même pas sûr que ceux qui avaient volé les carrés de Villard eussent été capables, eux-mêmes, de comprendre le sens profond de ce qui y était écrit. Et à quelle fin espéraient-ils les utiliser ?
Cette question resterait à jamais, pour lui, sans réponse. Mais c’était peut-être mieux ainsi. De toute façon, cela n’avait plus d’importance. Car il allait faire en sorte que le sixième carré ne soit jamais retrouvé. Il n’y avait pas d’autre issue. Tout était perdu.
Visiblement, même cette lettre anonyme qu’il avait envoyée à Ari Mackenzie n’avait servi à rien. Pascal Lejuste était mort et, après lui, Mona Safran. Le vieil homme n’avait plus le moindre espoir.
Il traversa le salon et se mit péniblement à genoux devant la cheminée en pierre. Ses articulations le faisaient tant souffrir, maintenant ! Mais il contint la douleur. Avec le temps, il avait appris à les apprivoiser toutes, ces petites souffrances de la vieillesse.
De sa poche il sortit le couteau suisse qu’il gardait toujours avec lui. Les doigts tremblants, il ouvrit la plus longue lame et la fit glisser entre deux lattes du vieux plancher en chêne.
Il souleva lentement la courte plaque de bois, la posa à côté de lui puis enleva une deuxième, une troisième… Quand toute la cache fut découverte, il attrapa du bout des doigts le boîtier métallique. Il le posa sur ses genoux et, les lèvres tremblantes, il l’ouvrit.
Délicatement, il souleva la protection et regarda son carré. Ses affaires, comme disaient jadis les compagnons. Il passa amoureusement la main sur le bord du parchemin.
À haute voix, il lut la phrase picarde écrite à côté de la reproduction de l’enluminure musulmane.
« Si ui io les le mer que li latin apielent mare tyrrhenum entre deus golfes ceste bele ueure denlumineur seingnie au seing dun sarrasin. »
Un triste sourire se dessina sur le visage du vieil homme. Il avait passé une partie de sa vie à chercher à Portosera la fameuse enluminure reproduite par Villard de Honnecourt, mais jamais il n’avait pu mettre la main dessus. Peut-être avait-elle été détruite depuis longtemps, peut-être était-elle ailleurs… Ou bien elle était là, quelque part, dans une bibliothèque de la ville, dans un grenier oublié.
Cela n’avait pas vraiment d’importance, au fond. Seul ce qui était écrit sur les carrés comptait, il avait fini par le comprendre, avec le temps. Et même cela, maintenant, ne signifiait plus grand-chose pour lui.
Il poussa un soupir et referma doucement le couvercle. Puis il ferma les yeux et releva la tête. Ses doigts glissaient délicatement sur la surface froide du boîtier. Pardonne-nous, Villard. Des larmes coulèrent au bord de ses paupières gonflées. Nous avons failli, mais nous ne t’avons pas oublié. D’un revers de manche il essuya sa joue trempée. Je me souviens de toi, mon frère.
Puis le vieil homme rouvrit les yeux et se leva péniblement en s’agrippant à la cheminée. Il retourna d’un pas malhabile vers l’entrée, enfila son manteau et son chapeau noir, éteignit la lumière et sortit de l’appartement en serrant contre lui son précieux paquet.